la nuit de mai - ruggero leoncavallo lyrics
[la muse]
poète, prends ton luth et me donne un baiser;
la fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore
le printemps naît ce soir ; les vents vont s’embraser;
et la bergeronnette, en attendant l’aurore
aux premiers buissons verts commence à se poser
poète, prends ton luth, et me donne un baiser
[le poète]
comme il fait noir dans la vallée!
j’ai cru qu’une forme voilée
flottait là*bas sur la forêt
elle sortait de la prairie;
son pied rasait l’herbe fleurie;
c’est une étrange rêverie;
elle s’efface et disparaît
[la muse]
poète, prends ton luth; la nuit, sur la pelouse
balance le zéphyr dans son voile odorant
la rose, vierge encor, se referme jalouse
sur le frelon nacré qu’elle enivre en mourant
écoute! tout se tait; songe à ta bien*aimée
ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
le rayon du couchant laisse un adieu plus doux
ce soir, tout va fleurir: l’immortelle nature
se remplit de parfums, d’amour et de murmure
comme le lit joyeux de deux jeunes époux
[le poète]
pourquoi mon cœur bat*il si vite?
qu’ai*je donc en moi qui s’agite
dont je me sens épouvanté?
ne frappe*t*on pas à ma porte?
pourquoi ma lampe à demi morte
m’éblouit*elle de clarté?
dieu puissant ! tout mon corps frissonne
qui vient? qui m’appelle? * personne
je suis seul; c’est l’heure qui sonne;
ô solitude! ô pauvreté!
[la muse]
poète, prends ton luth; le vin de la jeunesse
fermente cette nuit dans les veines de dieu
mon sein est inquiet; la volupté l’oppresse
et les vents altérés m’ont mis la lèvre en feu
ô paresseux enfant! regarde, je suis belle
notre premier baiser, ne t’en souviens*tu pas
quand je te vis si pâle au toucher de mon aile
et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras?
ah! je t’ai consolé d’une amère souffrance!
hélas! bien jeune encor, tu te mourais d’amour
console*moi ce soir, je me meurs d’espérance;
j’ai besoin de prier pour vivre jusqu’au jour
[le poète]
est*ce toi dont la voix m’appelle
ô ma pauvre muse ! est*ce toi ?
ô ma fleur ! ô mon immortelle !
seul être pudique et fidèle
où vive encor l’amour de moi !
oui, te voilà, c’est toi, ma blonde
c’est toi, ma maîtresse et ma sœur !
et je sens, dans la nuit profonde
de ta robe d’or qui m’inonde
les rayons glisser dans mon cœur
[la muse]
poète, prends ton luth ; c’est moi, ton immortelle
qui t’ai vu cette nuit triste et silencieux
et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle
pour pleurer avec toi descends du haut des cieux
viens, tu souffres, ami. quelque ennui solitaire
te ronge, quelque chose a gémi dans ton cœur ;
quelque amour t’est venu, comme on en voit sur terre
une ombre de plaisir, un semblant de bonheur
viens, chantons devant dieu ; chantons dans tes pensées
dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées ;
partons, dans un baiser, pour un monde inconnu
éveillons au hasard les échos de ta vie
parlons*nous de bonheur, de gloire et de folie
et que ce soit un rêve, et le premier venu
inventons quelque part des lieux où l’on oublie ;
partons, nous sommes seuls, l’univers est à nous
voici la verte écosse et la brune italie
et la grèce, ma mère, où le miel est si doux
argos, et ptéléon, ville des hécatombes
et messa la divine, agréable aux colombes
et le front chevelu du pélion changeant ;
et le bleu titarèse, et le golfe d’argent
qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire
la blanche oloossone à la blanche camyre
dis*moi, quel songe d’or nos chants vont*ils bercer ?
d’où vont venir les pleurs que nous allons verser ?
ce matin, quand le jour a frappé ta paupière
quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet
secouait des lilas dans sa robe légère
et te contait tout bas les amours qu’il rêvait ?
chanterons*nous l’espoir, la tristesse ou la joie ?
tremperons*nous de sang les bataillons d’acier ?
suspendrons*nous l’amant sur l’éch*lle de soie ?
jetterons*nous au vent l’écume du coursier ?
dirons*nous quelle main, dans les lampes sans nombre
de la maison céleste, allume nuit et jour
l’huile sainte de vie et d’éternel amour ?
crierons*nous à tarquin : ” il est temps, voici l’ombre ! ”
descendrons*nous cueillir la perle au fond des mers ?
mènerons*nous la chèvre aux ébéniers amers ?
montrerons*nous le ciel à la mélancolie ?
suivrons*nous le chasseur sur les monts escarpés ?
la biche le regarde ; elle pleure et supplie ;
sa bruyère l’attend ; ses faons sont nouveau*nés ;
il se baisse, il l’égorge, il jette à la curée
sur les chiens en sueur son cœur encor vivant
peindrons*nous une vierge à la joue empourprée
s’en allant à la messe, un page la suivant
et d’un regard distrait, à côté de sa mère
sur sa lèvre entr’ouverte oubliant sa prière ?
elle écoute en tremblant, dans l’écho du pilier
résonner l’éperon d’un hardi cavalier
dirons*nous aux héros des vieux temps de la france
de monter tout armés aux créneaux de leurs tours
et de ressusciter la naïve romance
que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ?
vêtirons*nous de blanc une molle élégie ?
l’homme de waterloo nous dira*t*il sa vie
et ce qu’il a fauché du troupeau des humains
avant que l’envoyé de la nuit éternelle
vînt sur son tertre vert l’abattre d’un coup d’aile
et sur son cœur de fer lui croiser les deux mains ?
clouerons*nous au poteau d’une satire altière
le nom sept fois vendu d’un pâle pamphlétaire
qui, poussé par la faim, du fond de son oubli
s’en vient, tout grelottant d’envie et d’impuissance
sur le front du génie insulter l’espérance
et mordre le laurier que son souffle a sali ?
prends ton luth ! prends ton luth ! je ne peux plus me taire ;
mon aile me soulève au souffle du printemps
le vent va m’emporter ; je vais quitter la terre
une larme de toi ! dieu m’écoute ; il est temps
[le poète]
s’il ne te faut, ma sœur chérie
qu’un baiser d’une lèvre amie
et qu’une larme de mes yeux
je te les donnerai sans peine ;
de nos amours qu’il te souvienne
si tu remontes dans les cieux
je ne chante ni l’espérance
ni la gloire, ni le bonheur
hélas ! pas même la souffrance
la bouche garde le silence
pour écouter parler le cœur
[la muse]
crois*tu donc que je sois comme le vent d’automne
qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau
et pour qui la douleur n’est qu’une goutte d’eau ?
ô poète ! un baiser, c’est moi qui te le donne
l’herbe que je voulais arracher de ce lieu
c’est ton oisiveté ; ta douleur est à dieu
quel que soit le souci que ta jeunesse endure
laisse*la s’élargir, cette sainte blessure
que les noirs séraphins t’ont faite au fond du cœur :
rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur
mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète
que ta voix ici*bas doive rester muette
les plus désespérés sont les chants les plus beaux
et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots
lorsque le pélican, lassé d’un long voyage
dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux
ses petits affamés courent sur le rivage
en le voyant au loin s’abattre sur les eaux
déjà, croyant saisir et partager leur proie
ils courent à leur père avec des cris de joie
en secouant leurs becs sur leurs goitres hideux
lui, gagnant à pas lents une roche élevée
de son aile pendante abritant sa couvée
pêcheur mélancolique, il regarde les cieux
le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
en vain il a des mers fouillé la profondeur ;
l’océan était vide et la plage déserte ;
pour toute nourriture il apporte son cœur
sombre et silencieux, étendu sur la pierre
partageant à ses fils ses entrailles de père
dans son amour sublime il berce sa douleur
et, regardant couler sa sanglante mamelle
sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle
ivre de volupté, de tendresse et d’horreur
mais parfois, au milieu du divin sacrifice
fatigué de mourir dans un trop long supplice
il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
alors il se soulève, ouvre son aile au vent
et, se frappant le cœur avec un cri sauvage
il pousse dans la nuit un si funèbre adieu
que les oiseaux des mers désertent le rivage
et que le voyageur attardé sur la plage
sentant passer la mort, se recommande à dieu
poète, c’est ainsi que font les grands poètes
ils laissent s’ég*yer ceux qui vivent un temps ;
mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
ressemblent la plupart à ceux des pélicans
quand ils parlent ainsi d’espérances trompées
de tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur
ce n’est pas un concert à dilater le cœur
leurs déclamations sont comme des épées :
elles tracent dans l’air un cercle éblouissant
mais il y pend toujours quelque goutte de sang
[le poète]
ô muse ! spectre insatiable
ne m’en demande pas si long
l’homme n’écrit rien sur le sable
à l’heure où passe l’aquilon
j’ai vu le temps où ma jeunesse
sur mes lèvres était sans cesse
prête à chanter comme un oiseau ;
mais j’ai souffert un dur martyre
et le moins que j’en pourrais dire
si je l’essayais sur ma lyre
la briserait comme un roseau
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